J.O. 175 du 31 juillet 2003       J.O. disponibles       Alerte par mail       Lois,décrets       codes       AdmiNet

Texte paru au JORF/LD page 13040

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Saisine du Conseil constitutionnel en date du 8 juillet 2003 présentée par plus de soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision n° 2003-475 DC


NOR : CSCL0306740X




LOI PORTANT RÉFORME DE L'ÉLECTION DES SÉNATEURS


Monsieur le président,

Mesdames et Messieurs les conseillers,

1. Nous avons l'honneur, conformément au second alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déférer devant vous la loi portant réforme de l'élection des sénateurs, telle qu'elle a été définitivement adoptée le 7 juillet 2003.

Cette loi accompagne la loi organique, votée le même jour, portant réforme de la durée du mandat et de l'âge d'éligibilité des sénateurs ainsi que la composition du Sénat, soumise à votre examen conformément au premier alinéa de l'article 61 de la Constitution, sur laquelle nous vous adressons des observations que vous voudrez bien trouver à la fin de la présente saisine.

2. D'une manière générale, avant d'entrer dans le détail des critiques qu'elle appelle, la loi déférée se place sous le signe d'une contradiction éclairante. D'un côté, en effet, elle se présente comme la réforme du Sénat, d'un autre côté, cette réforme est supposée s'opérer sans remettre en cause aucun des acquis, alors pourtant que la réforme les fait apparaître comme injustifiés, qui bénéficient aux sénateurs qui l'ont votée : aucun département ne voit diminuer son nombre de sièges, aucun sénateur ne voit raccourcir la durée de son mandat et l'entrée en vigueur effective est prudemment renvoyée à 2010.

3. Cela observé, la loi déférée, sur laquelle porte seule la présente saisine, encourt la censure dans deux de ses dispositifs au moins, qui concernent le tableau no 6 annexé au code électoral conformément à l'article 1er, ainsi que les articles 5 et 6 portant sur le mode de scrutin.

Sur l'article 1er :

4. Le tableau no 6 annexé au code électoral modifie, systématiquement à la hausse, le nombre de sièges attribués à 21 départements.

Il est supposé, ce faisant, procéder au rééquilibrage démographique auquel vous-mêmes avez, avec insistance, invité le Parlement à procéder.

5. Dans votre décision no 2000-431 DC du 6 juillet 2000 portant sur la précédente loi relative à l'élection des sénateurs vous avez en effet considéré que :

« Les dispositions combinées de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et les articles 3 et 24 de la Constitution imposent au législateur de modifier la répartition par département des sièges de sénateurs pour tenir compte des évolutions de la population des collectivités territoriales dont le Sénat assure la représentation » (considérant no 11).

Vous avez répété la même chose, à peu près dans les mêmes termes, un an plus tard, dans votre décision du 20 septembre 2001 (Hauchemaille et Marini, considérant no 7).

Dans l'un et l'autre cas, il ne s'agissait pas d'un commandement, que vous n'avez jamais prétendu avoir la capacité d'ordonner, mais plutôt d'une mise en garde, signifiant clairement que risquait d'être censurée toute nouvelle modification qui ne tiendrait pas compte de cette exigence.

6. Aussi bien la loi déférée tient-elle compte de cette exigence, mais elle ne le fait qu'en partie, de sorte que ne sauraient être tenues pour satisfaites les obligations qu'imposent les dispositions combinées des articles que vous avez mentionnés.

Il n'est pas indifférent de souligner, liminairement, que l'attribution actuelle des sièges procède, pour l'essentiel, de l'ordonnance no 58-1098 du 15 novembre 1958 et de l'article 1er de la loi no 76-645 du 16 juillet 1976, toutes les autres modifications n'ayant été que marginales. Ainsi la loi nouvelle intervient-elle vingt-sept ans après la précédente et, comme un fait exprès, un an avant le prochain recensement.

De ce fait, après avoir tant tardé, le législateur fait preuve aujourd'hui d'une sorte de précipitation qui le conduit à prendre pour base un recensement que l'on sait déjà obsolète, celui de 1999, et à s'épargner ainsi les révisions, qui risqueraient çà et là d'être douloureuses, qui devraient résulter du prochain recensement, lequel, pourtant, interviendra avant même l'entrée en application effective de la loi.

Cette dernière est donc déjà dépassée, délibérément, au moment où elle est adoptée (alors qu'il n'eût pas été très difficile d'adopter une nouvelle clé de répartition, destinée à être simplement appliquée au vu des résultats du prochain recensement). Cela peut n'être pas, en soi, contraire à la Constitution, mais on ne pourra contester que c'est contraire au bon sens et que cela méritait d'être relevé.

7. Plus significativement, en termes strictement constitutionnels, le parti pris de ne modifier qu'à la hausse l'attribution des sièges, s'il permet de régler une partie du problème, laisse subsister des déséquilibres notoirement contraires aux principes dont vous avez souligné l'importance.

Selon les chiffres de l'INSEE, la Creuse, dont les collectivités territoriales réunissent 124 470 habitants dans le recensement de 1999 (chiffre encore abaissé en 2001 à 123 398 habitants), conserverait ses deux sénateurs actuels, cependant que n'en auraient qu'un seul quatre départements plus peuplés :

- les Alpes-de-Haute-Provence (139 561 habitants en 1999, 141 704 en 2001) ;

- l'Ariège (137 205 habitants en 1999, 137 598 en 2001) ;

- la Haute-Corse (141 603 habitants en 1999, 143 007 en 2001) ;

- le Territoire de Belfort (137 408 habitants en 1999, 138 220 en 2001).

De la même manière, Paris, qui comptait 2 125 246 habitants en 1999 (et 2 132 247 en 2001), continuerait de disposer de 12 sénateurs, tandis que le Nord, pourtant plus peuplé (2 555 020 habitants en 1999, 2 566 369 en 2001), persisterait à n'en avoir que onze.

Ces situations sont inacceptables au regard du principe d'égalité et résultent de l'application de critères qui ne sont ni objectifs ni rationnels.

8. Certes, l'équilibre démographique ne peut être absolu.

D'une part, conformément à l'article 24 de la Constitution, le Sénat représente les collectivités territoriales de la République, ce qui fait que le critère démographique, qui doit être pris en compte pour des raisons d'évidence démocratique, ne saurait s'imposer seul. Ainsi est-on fondé à prendre également en considération du nombre des collectivités dans chaque département. Mais, même au regard de ce critère, Paris ou la Creuse ne se distinguent en rien des autres circonscriptions pourtant moins bien représentées au Sénat (par exemple, aux élections sénatoriales de 1998, il y avait 518 électeurs inscrits dans la Creuse et 597 dans l'Ariège).

D'autre part, toujours parce que l'équilibre démographique ne peut être absolu, l'on doit admettre, dans certaines limites (infra, 13), que deux départements ayant des populations sensiblement différentes puissent néanmoins avoir le même nombre de sénateurs. Mais rien, en aucun cas, ne peut justifier qu'un département en conserve deux quand quatre autres, tous plus peuplés, n'en n'ont qu'un seul, et qu'un département en ait douze quand un autre plus peuplé en a moins.

9. C'est d'ailleurs si vrai que ces aberrations n'avaient pas échappé aux députés, puisque ces derniers avaient, en commission, adopté deux amendements destinés à retirer un siège à la Creuse et trois à Paris (Rapport no 1000, p. 55).

Ils n'ont cependant pas persisté dans ces justes intentions, après que le Gouvernement eut mis en avant les effets politiques de cette décision. Ils ont renoncé à introduire ce rééquilibrage pourtant indispensable, en fait comme en droit.

Ne serait-ce, donc, que pour avoir laissé survivre cette situation, le législateur n'a pas respecté l'obligation qui, selon vos propres termes (supra, 5), pesait sur lui.

10. A cela, deux objections ont été opposées dans les débats. La première consiste à relever que la répartition résulte arithmétiquement de l'application d'une clé continûment utilisée depuis 1948, la seconde à affirmer que jouerait une sorte de « cliquet », résultant de votre propre jurisprudence, qui interdirait de diminuer le nombre de sénateurs attribués à la Creuse et à Paris. Le premier argument est vain et le second inconsistant.

11. S'agissant de la clé de répartition, elle est sans valeur. Si son premier principe - un sénateur, au minimum, par département - peut encore se réclamer d'une pertinence certaine (bien que le premier alinéa du nouvel article 72 de la Constitution rende désormais possible la disparition pure et simple de départements), il n'en va nullement de même des autres éléments, calculés en tranches de population (150 000 et 250 000 habitants) rendues inadéquates par les évolutions démographiques que le pays a connues.

De plus, cette clé n'a nullement valeur constitutionnelle, à aucun titre, de sorte que l'on ne saurait exciper de son usage pour donner à penser qu'elle devrait continuer à s'imposer.

12. S'agissant de l'argument tiré d'un prétendu cliquet, en premier lieu, il est supposé se fonder sur votre décision no 76-68 DC du 15 juillet 1976, par laquelle vous aviez eu à connaître de la précédente loi organique, celle no 76-643 du 16 juillet 1976, qui avait sensiblement augmenté le nombre des sénateurs. L'objection est d'autant moins recevable qu'elle est paradoxale puisque, à l'époque, vous aviez au contraire précisément indiqué, comme un discret regret, que les conditions de votre saisine, qui ne portait ni sur la répartition des sièges ni sur les règles en application desquelles celle-ci était opérée, ne vous permettaient pas d'opiner sur « la conformité à la Constitution de la fixation du nombre de sénateurs des départements » (considérant no 2). Il serait pour le moins étrange de déduire de ce considérant qu'il aurait constaté l'existence d'un quelconque cliquet.

Au demeurant, et en second lieu, l'on ne voit pas quel principe constitutionnel pourrait fonder l'existence d'un tel cliquet. De plus, et au contraire, les principes constitutionnels que vous-mêmes avez rappelés avec insistance supposent un minimum d'équilibre démographique, lequel ne saurait s'accompagner d'une sorte de droit acquis par chaque département à conserver sa représentation parlementaire actuelle, droit acquis dont vous n'auriez pas manqué de signaler l'existence s'il y avait lieu. En outre, il n'est pas inutile de rappeler que plusieurs départements, dont Paris, ont vu diminuer le nombre de leurs députés sans que nul, jamais, n'invoquât d'objection constitutionnelle à cette occasion.

L'on ne saurait donc s'arrêter à l'argument avancé dans les débats, qui ne pourrait en rien justifier l'atteinte portée aux principes constitutionnels les plus fermes, tels que vous-mêmes les avez explicités.

13. Si les cas qui viennent d'être évoqués sont les plus stupéfiants, ils sont loin d'être les seuls choquants, toujours au regard de ces mêmes principes.

Ainsi peut-on observer, par exemple, que, même sans tenir compte de la Creuse, la Vienne et le Cantal élisent le même nombre de sénateurs alors que l'une (399 024 habitants en 1999, 404 281 en 2001) est presque trois fois plus peuplée que l'autre (150 778 habitants en 1999, 149 502 en 2001). La même remarque vaut également pour la Dordogne ou les Pyrénées-Orientales (respectivement 388 293 et 392 803 habitants en 1999, 390 208 et 398 915 habitants en 2001).

D'une manière générale, s'il est indiscutable que la création de nouveaux sièges, quoiqu'intrinsèquement constestable, a permis de corriger certaines des injustices les plus criantes, la répartition opérée par la loi déférée en laisse subsister d'autres, très importantes, que, de surcroît, les évolutions démographiques déjà constatées aggravent de jour en jour.

14. Dans ces conditions, c'est bien l'ensemble de la répartition telle qu'elle est opérée par le tableau no 6 qui méconnaît très gravement « les dispositions combinées de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et les articles 3 et 24 de la Constitution ».

La censure inévitable des dispositions concernant la Creuse et Paris, tout comme celle, probable, concernant d'autres départements, détruit l'ensemble du tableau, et doit donc anéantir l'article 1er de la loi déférée.

15. A cette démonstration, il est une objection qui n'a pas été soulevée jusqu'ici mais qui ne manquera pas de l'être, ce qui oblige à y répondre par avance.

Cette objection consistera d'abord à observer que les critiques invoquées portent non pas sur le tableau tel qu'il a été modifié mais, au contraire, sur ce qui, dans ce tableau, n'a pas été modifié. En conséquence, elle fera valoir ensuite deux arguments : premièrement, statuer sur ce qui n'est pas modifié conduirait le Conseil constitutionnel à examiner des lois déjà promulguées, celles qui ont opéré la répartition en vigueur ; deuxièmement, il serait paradoxal de censurer une disposition, celle résultant des modifications du tableau, dont nul ne peut contester qu'elle va dans le sens que vous-mêmes avez estimé nécessaire.

16. Votre décision no 99-410 DC du 16 mars 1999 suffit à écarter le premier argument. A cette occasion, non seulement vous avez réaffirmé que « la conformité à la Constitution d'une loi déjà promulguée peut être appréciée à l'occasion de l'examen des dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine » (considérant no 39), mais encore vous avez, en application de cette règle, censuré une disposition antérieure qui, pourtant, n'était pas directement affectée par le texte qui vous était déféré.

Au cas présent, la mise en garde que, par deux fois, vous avez adressée au législateur serait sans portée si, dans le même temps, vous vous interdisiez de censurer ce qu'il laisse en l'état, alors justement que vous l'avez explicitement invité à agir pour se conformer à des exigences constitutionnelles que son abstention, même seulement partielle, ne respecterait pas.

17. Le second argument peut avoir plus de poids. L'on pourrait en effet s'étonner que le Conseil constitutionnel censure une disposition qui a pour objet de se plier à ses propres recommandations, même si l'on sait qu'elle s'y plie de manière délibérément lacunaire.

L'on pourrait encore, dans cet esprit, invoquer votre décision no 2003-468 DC du 3 avril 2003, et plus particulièrement son considérant no 27, qui avait observé qu'il n'était techniquement possible de mettre fin à une inconstitutionnalité (rupture d'égalité en l'occurrence) qu'en censurant des dispositions nouvelles qui, elles, allaient dans le sens voulu par la Constitution.

De fait, le juge est confronté à une sorte de dilemme que l'on ne saurait dissimuler : soit il censure l'article 1er, comme il doit le faire, mais il annule du même coup le progrès qu'il recèle néanmoins, et ce avec le risque que le législateur s'abstienne ensuite de procéder à tout rééquilibrage ; soit, soucieux de préserver au moins le progrès partiel accompli, il valide l'article 1er, quitte à l'assortir de toutes sortes de réserves ou regrets, et il laisse subsister, pour une durée que l'on peut déjà présumer très longue, des déséquilibres inacceptables.

18. La seconde branche de l'alternative ne paraît pas pouvoir être retenue, sauf à admettre que les principes constitutionnels que le Conseil a mentionnés dans ses décisions précitées (supra, 5) seraient seulement indicatifs, alors qu'il résulte de ces décisions mêmes qu'ils sont impératifs.

Seule la première branche de l'alternative, celle de la censure, peut donc retenir l'attention. Mais il existe au moins un moyen simple de traiter le problème qu'elle soulève.

19. Le Sénat, il n'a cessé de le dire, est attaché à sa propre réforme. Il en a pris lui-même l'initiative. Si deux textes distincts ont été nécessaires, le rapporteur de la commission des lois n'a pas manqué de souligner aussitôt que « cette proposition de loi s'inscrit dans une réforme d'ensemble du régime électoral des sénateurs... » (Rapport, no 334, p. 7). C'est la même idée que l'on retrouve dans l'intitulé des autres rapports (La réforme de l'élection des sénateurs, Sénat, no 324, Réforme de l'élection des sénateurs, AN, no 996, Réforme du régime électoral des sénateurs, AN, no 1 000) et dans la liaison constamment opérée entre la loi organique et la loi ordinaire, la somme des deux devant assurer « la réforme du Sénat ».

Il ne fait aucun doute que, dans l'esprit de ses promoteurs, cette réforme est un tout, qui se veut cohérent et durable.


De ce seul fait, la censure de l'un de ses éléments, dès lors qu'il est substantiel, porte atteinte à tous les autres. C'est notamment à la lumière des débats que vous appréciez le caractère inséparable d'une disposition censurée (n° 62-21 DC, considérant no 5). En conséquence, la réforme, voulue et présentée comme une réforme d'ensemble, doit être déclarée inséparable de chacun des éléments majeurs qui la composent, comme ils l'étaient dans l'esprit de ses auteurs.

20. La censure de l'article 1er faisant ainsi obstacle à la promulgation du reste de la réforme, le Parlement devra alors soit remédier aux inconstitutionnalités constatées, soit renoncer à toute modification, y compris celles auxquelles il est le plus attaché, sachant que, même dans ce second cas, il demeurera soumis aux obligations dont vos décisions ont rappelé l'existence.

Un esprit suspicieux pourrait d'ailleurs imaginer que c'est là le véritable objectif recherché : éviter toute réforme du Sénat, mais prétendre faire porter sur le Conseil constitutionnel la responsabilité de son impossibilité. A ce danger, réel, la motivation explicite de la censure permettra de parer.

Sur les articles 5 et 6 :

21. L'objet de ces deux articles est de relever de trois à quatre le nombre de sièges de sénateurs à partir duquel l'élection s'opérera à la représentation proportionnelle.

L'on sait que cette modification réduira d'autant le nombre de sièges auxquels s'applique l'obligation de présenter des listes de candidats composées de femmes et d'hommes à égalité alternée.

Ceci est manifestement contraire au dernier alinéa de l'article 3 de la Constitution.

22. La question a été évoquée dans les débats. Des parlementaires appartenant à la majorité s'en sont émus, dont tous n'étaient pas des femmes. Aux objections tirées du principe inscrit en 1999 à l'article 3 de la Constitution, il a été opposé deux arguments, l'un et l'autre tirés de votre jurisprudence.

Le premier, le plus fréquent, consistait à rappeler votre considérant de principe selon lequel l'article 61 de la Constitution ne vous confère pas « un pouvoir général d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement ». Le second argument, plus discret, s'appuie sur le considérant no 46 de votre décision précitée du 3 avril 2003.

En réalité, les deux arguments ne font qu'un.

23. Les dispositions critiquées favorisent, ou non, « l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux... ». L'on ne fera pas à leurs auteurs l'insulte de penser que défavoriser l'égal accès ait pu être l'objet de ces dispositions. En revanche, si, comme on le démontrera aisément, c'est leur effet inévitable et direct, alors le relever ne procède pas d'une appréciation, ni ne conduit le juge à exercer un contrôle d'opportunité, mais s'établit comme un simple constat, objectif.

Soit, donc, les dispositions critiquées ont « par elles-mêmes, pour effet de réduire la proportion de femmes élues au Parlement... » (décision no 2003-468 DC, considérant no 46) et, en le constatant, le juge ne substitue nullement son appréciation à celle du législateur, soit elles n'ont pas cet effet et la question de l'étendue des pouvoirs du juge ne se pose pas.

24. En réalité, les discours tenus à ce propos n'ont pas d'autre finalité que de tenter de déplacer les termes du débat et, parlant, de l'obscurcir.

La thèse implicite, explicitement esquissée par le ministre en séance publique devant l'Assemblée nationale, consiste à soutenir que le Parlement demeure maître de ses choix, faute de quoi seule la représentation proportionnelle serait conforme à la Constitution puisqu'elle seule garantit à peu près la réalisation effective de l'égal accès.

Cette thèse est pour le moins fruste.

25. En premier lieu, l'on sait que le contrôle de constitutionnalité s'exerce dans une dynamique, celle qui peut conduire le juge à analyser des dispositions non en elles-mêmes mais par rapport à celles auxquelles elles se substituent (c'est même dans cet esprit qu'a été créée la règle du cliquet, invoquée à tort par ailleurs, supra, 12). L'on sait encore qu'il lui faut également veiller à ce que soient correctement conciliés des principes qui peuvent être contradictoires, de sorte que l'atténuation de l'un peut être acceptée si elle trouve sa compensation dans l'intérêt général poursuivi au nom de l'autre.

Au cas présent, nul ne conteste ni que l'article 34 de la Constitution donne à la loi le pouvoir de fixer les règles concernant le régime électoral des assemblées parlementaires, ni que, à cette occasion, des motifs sérieux tenant à l'équilibre des institutions ou au maintien de modes de scrutin éprouvés puissent l'amener à ne pas donner toute sa portée au principe proclamé au dernier alinéa de l'article 3.

En revanche, l'on ne saurait, sans motif valable et contraignant, revenir en arrière sur les garanties que la loi a déjà apportées à un principe de valeur constitutionnelle.

26. En deuxième lieu, la Constitution oblige. La révision introduite par la loi constitutionnelle no 99-569 du 8 juillet 1999 a indubitablement pour effet, puisque c'était son objet même, d'imposer au législateur des prescriptions et des interdits. L'on ne saurait donc feindre de les ignorer en invoquant une souveraineté parlementaire qui pourrait s'exercer hors le cadre délibérément tracé par la Constitution elle-même, dans les termes les plus explicites.

Tout aussi indubitablement, en conséquence, le législateur de 2003 ne peut plus faire ce qui eût été possible au législateur antérieur à 1999. Cela ne signifie nullement qu'il serait contraint de supprimer les élections au scrutin majoritaire. Mais cela signifie certainement que toute mesure prise à ce sujet doit être examinée cas par cas afin de vérifier, entre autres choses, si elle n'est pas incompatible avec le dernier alinéa de l'article 3.

27. L'on en revient ainsi à la seule interrogation qui vaille : les dispositions critiquées ont-elles, par elles-mêmes, pour effet de réduire la proportion de femmes élues au Sénat ? La réponse, malheureusement, est affirmative.

Dans votre décision précitée du 3 avril 2003, vous n'avez pas manqué de souligner que, si vous étiez conduits à censurer les nouvelles dispositions de l'article L. 346 du code électoral, « une telle censure méconnaîtrait la volonté du constituant de voir la loi favoriser l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives » (considérant no 27).

Une telle censure, pourtant, aurait théoriquement pu être sans effet sur le nombre de femmes élues dans les assemblées concernées puisque, théoriquement toujours, les partis auraient pu spontanément présenter des listes respectueuses de la parité ou privilégier des candidatures féminines dans les premiers noms des listes.

28. Pourtant, et à juste titre, ce n'est pas l'analyse que vous avez faite. Au contraire, vous avez ainsi considéré que l'élection proportionnelle sur listes alternées favorise l'égal accès voulu par le constituant tandis que, a contrario, le recul de l'élection proportionnelle sur listes alternées méconnaît cette volonté du constituant.

C'est exactement de cela qu'il s'agit à nouveau aujourd'hui. Théoriquement, la diminution du nombre des départements élisant leurs sénateurs à la représentation proportionnelle pourrait être sans effet sur le nombre de femmes élues. Mais de même que vous avez refusé de vous arrêter à cette théorie au printemps, vous refuserez de vous y arrêter à l'été.

29. Vous serez d'autant plus conduits à le faire que les chiffres sont éloquents. Analysant les résultats obtenus dans les dix départements qui, pour la première fois en septembre 2001, votaient à la représentation proportionnelle sur listes alternées, Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente de la délégation de l'Assemblée nationale aux droits des femmes, a observé :

« Sur trente sièges, six femmes et vingt-quatre hommes ont donc été élus. Ce chiffre est à comparer à celui du renouvellement de 1992 au scrutin majoritaire, où une seule femme (3,33 %) avait été élue dans ces dix départements » (Rapport, no 996, p. 12).

Elle poursuit en indiquant :

« Avec le maintien de la proportionnelle et sur la base du renouvellement de 2001 (soit 20 % de femmes), il y aurait alors environ quinze femmes élues. Ces chiffres sont à comparer à ceux des renouvellements de 1992, 1995 et 1998, c'est-à-dire réalisés suivant le mode de scrutin majoritaire : une seule femme (1,33 %) avait alors été élue sur les soixante-dix-huit sénateurs des vingt-six départements élisant trois sénateurs. La comparaison se passe de commentaires. » (ibid.)

30. Dans ces conditions, qui ne font au demeurant que confirmer par des chiffres ce que tout le monde sait, la suppression de la représentation proportionnelle dans les départements élisant trois sénateurs aura bien, par elle-même, comme effet direct et inévitable de réduire la proportion de femmes élues au Sénat.

Or, si l'on peut apporter des réponses nuancées à la question de savoir si le Parlement doit, en toutes circonstances, favoriser l'égal accès, à l'inverse c'est sans nuance que l'on doit considérer que la Constitution lui interdit de défavoriser l'égal accès.

C'est pourtant ce qu'il prétend faire et c'est pourquoi les dispositions critiquées seront censurées.

31. Il va de soi que cette nouvelle censure, s'ajoutant à celle de l'article 1er, amputerait à ce point la réforme d'ensemble du Sénat telle que l'ont voulue ses auteurs que le reste du texte doit être déclaré inséparable et ne peut être promulgué.


Observations sur la loi organique


1. La loi organique étant automatiquement soumise au Conseil constitutionnel, conformément au premier alinéa de l'article 61 de la Constitution, il n'y a pas lieu de l'en saisir. Au contraire, toute saisine qui se fonderait sur le deuxième alinéa du même article serait irrecevable (n° 92-305 DC, considérant no 3). Cela, toutefois, n'interdit nullement de communiquer des observations, comme le rend nécessaire la liaison étroite qui existe entre la loi organique et la loi déférée. C'est l'objet du présent propos que l'on a choisi d'ajouter à la saisine, précisément à raison du lien juridique indissoluble entre les deux textes.

2. La loi organique est issue d'une proposition de loi, présentée au Sénat. Elle vise notamment à augmenter le nombre des sénateurs élus dans les départements, qui passerait à 326.

Cette décision se traduirait, sans conteste possible, par « l'aggravation d'une charge publique ». A ce titre, et sans s'attarder à d'autres critiques qu'elle pourrait encourir, elle est notoirement contraire à l'article 40 de la Constitution et doit être censurée en conséquence.

L'on pourrait s'en tenir à ce constat, tant l'évidence le soutient. Néanmoins, comme il peut exister des tentatives pour démontrer l'inverse, l'on s'attachera à les anticiper brièvement.

3. Il n'est pas indifférent, en premier lieu, de souligner que l'objection fondée sur l'article 40 a été explicitement faite en séance publique, à l'Assemblée nationale.

Lors de la première séance du 7 juillet 2003, M. Jean-Jack Queyranne a soulevé le problème dans son intervention sur la question préalable. Puis M. Bernard Roman y est revenu, à l'occasion de l'explication de vote de son groupe sur cette même question préalable.

Lors de la seconde séance du 7 juillet, M. Bernard Roman y est revenu, dans le débat sur l'article 5, en observant au passage qu'aucune réponse sérieuse n'avait été apportée.

Ainsi, non seulement les députés ont explicitement invoqué l'article 40 dès qu'ils l'ont pu, mais encore ils l'ont fait de manière argumentée. Leur situation ne leur permettait pas de faire davantage. Ils ont fait le maximum de ce qu'ils pouvaient faire pour satisfaire aux exigences résultant de votre jurisprudence (n° 77-82 DC, considérant no 4 ; no 93-329 DC, considérant no 3 et suiv.), et l'on ne saurait évidemment les priver du droit à invoquer utilement l'article 40 au seul motif que l'assemblée à laquelle ils appartiennent n'est pas celle qui a été saisie en premier.

4. En deuxième lieu, contrairement à ce que le ministre a pu envisager durant les débats, la question d'un gage ou d'une compensation ne se pose pas.

Les autorités parlementaires ont toujours interprété le singulier utilisé par l'article 40 en matière de charge publique comme signifiant que prévoir un gage ou une compensation ne pouvait rendre l'initiative parlementaire recevable : c'est l'aggravation d'une charge qui est intrinsèquement inconstitutionnelle, lorsque la proposition en est faite par des parlementaires, et c'est ce que vous avez confirmé dès votre décision du 12 mars 1963 (n° 62-21 DC, considérant no 4).

Du même coup, doit être écarté l'argument tiré de ce que le Sénat pourrait assumer cette charge nouvelle sans augmentation de son budget, simplement en pratiquant des économies sur d'autres postes de dépenses. D'une part, un tel argument, purement factuel et spéculatif, ne saurait suffire à franchir l'interdit explicite exprimé par la Constitution. D'autre part, l'interprétation qui l'admettrait réduirait à néant la prohibition des initiatives qui créent ou aggravent une charge, tant cet argument pourrait pratiquement toujours être avancé.

La décision de créer vingt-deux sièges supplémentaires de sénateurs aggrave une charge publique. Les parlementaires ne pouvaient prendre l'initiative de la proposer.

5. En troisième lieu, l'on ne saurait non plus exciper de l'accord, non contesté, du Gouvernement. Constitutionnellement, l'irrecevabilité de l'article 40 est absolue et il ne dépend pas du Gouvernement de l'écarter, sauf pour lui à substituer sa propre initiative à celle du Parlement.

C'est au demeurant ce que vous avez déjà jugé dans les termes les plus nets en censurant, comme contraire à l'article 40, une proposition de loi pourtant soutenue et approuvée par le Gouvernement qui en avait d'ailleurs inscrit la discussion à son ordre du jour prioritaire (n° 77-91 DC, considérant no 2).

6. En quatrième lieu, c'est en vain que l'on invoquerait la situation particulière des pouvoirs publics.

S'il est vrai que ces derniers bénéficient d'usages qui leur sont favorables et que l'article 40 peut être interprété de manière compréhensive à leur profit, il est non moins vrai que cela ne peut aller jusqu'à le réduire à néant.

L'on n'en veut pour preuve, s'il en était besoin, que le régime budgétaire des assemblées parlementaires qui, lui-même, est assujetti à la loi commune à toutes les charges publiques. Au nom de la séparation des pouvoirs, il est prévu que les Chambres conservent leur autonomie financière. Au nom de l'article 40, cela se traduit néanmoins par la fait que, conformément à l'article 7 de l'ordonnance no 58-1100 du 17 novembre 1958, leurs propositions sont inscrites au projet de loi de finances présenté par le Gouvernement lui-même, et non pas incorporées par voie d'amendements.

L'application normale de l'article 40 ne prive nullement les parlementaires de leur capacité d'intervention dans le domaine des pouvoirs publics. Elle les oblige seulement, comme dans tous les autres domaines, à obtenir du Gouvernement qu'il prenne l'initiative des modifications dont il a constitutionnellement le monopole. A cet égard, d'ailleurs, l'on peut relever que toutes les augmentations antérieures du nombre de membres des assemblées ont résulté de projets de loi organique, non de propositions, dont on imagine au demeurant les dangers qu'elles pourraient receler si elles étaient admises.

7. En cinquième et dernier lieu, l'on ne saurait non plus exciper du caractère organique de la loi. Les spécificités qui s'attachent aux lois organiques sont celles-là seules que la Constitution a explicitement prévues, en particulier dans son article 46, et aucune d'entre elles n'évoque des conditions particulières d'application de l'article 40.

Au contraire, dans votre décision no 81-134 DC du 5 janvier 1982, ayant à statuer sur le point de savoir si l'article 40 était opposable à l'occasion de la discussion d'une loi d'habilitation, vous avez répondu par l'affirmative et, surtout, l'avez fait compte tenu de « l'irrecevabilité instituée sans aucune réserve par l'article 40 de la Constitution » (considérant no 2).

Aucune réserve signifie, notamment, aucune réserve en faveur de la loi organique, mais non plus aucune réserve en faveur des pouvoirs publics, aucune réserve donc qu'il serait possible d'invoquer pour tenter de faire échapper à la censure du texte soumis à votre examen.

8. La loi organique sera donc immanquablement censurée comme contraire à l'article 40 de la Constitution. Cette censure entraînera finalement celle de la loi ordinaire qui ne peut, seule, attribuer des sièges supplémentaires qui n'ont pas été créés.

Enfin, compte tenu du caractère global que ses auteurs ont voulu donner à la réforme, la censure de l'un de ses éléments organiques majeurs rend toutes les autres dispositions inséparables, qu'elles soient organiques ou ordinaires.

Le Sénat continuera ainsi d'être soumis à l'exigence d'une réforme. Mais il lui faudra l'accomplir de façon plus rigoureuse afin d'agir dans des conditions conformes à la Constitution.

Nous vous prions, monsieur le président, mesdames et messieurs les conseillers, d'agréer l'expression de notre haute considération.

(Liste des signataires : voir décision no 2003-475 DC.)